Chapitre 33 – Paradis Bis et (autres) ouragans (de la Vie)
Débarrasser pour louer : fin stratagème pour une séparation moins... abominable
« Ça ne me choque pas » : c’était le verdict de France après la visite de mon appartement tout en couleurs à la Frida Kahlo, d’un style peu conventionnel. Il faut aimer, ça sort de l’ordinaire, mais s’il n’a pas convaincu tous-toutes mes Gagaditutus-tues, certains-taines ont plutôt apprécié. La palme de l’enthousiasme – et tous les points supplémentaires dans mon estime qui vont avec –, revient à Grégory – ex aequo avec Domi –, un ami haïtien de Manno qui, dans un crucu, s’est exclamé en franchissant le pas de la porte : « C’est joli ici ! » « On s’y sent très bien » : c’est avec ces mots que Molière, cette fois, a effectué son plein de crédit avant, donc, de bêtement le dilapider par sa mise en cause de mon identité. Il avait même ajouté à propos d’une grande toile d’art naïf taïno accrochée au mur, que Manno y yo avions ramenée de République dominicaine, avec ses fioritures à l’image du reste de ma décoration fait-maison, qu’il était « magnifiquement mis en valeur ». Alors c’est dire si, à l’époque, je l’appréciais[1]. Mais si les couleurs et le style de mon appartement continuent de me mettre en joie, j’ai tout de même récemment ressenti le besoin de le blanchir un peu, pour l’éclairer et l’alléger. Il est encore plus beau ! Et peut-être à même de déplaire un peu moins à ses éventuels-uelles détracteurs-trices.
France n’est donc pas repartie en courant, quand elle a vu la bête, fin prête pour une location. Je m’étais livré à un tour de passe-passe, quel sutôt, consistant à déclarer à Manno que nous allions faire le vide, dans l’appartement, en un nettoyage de printemps d’hivernage, en vue de le louer, et qu’il en profiterait pour déménager ses affaires. Car il avait enfin acquis un terrain, en Gwadloup, à l’issue d’une assez fastidieuse recherche, sur lequel se trouvait une modeste construction en bois. Je n’avais eu de cesse de l’encourager, quoi que cela eût pu signifier au regard des difficultés que notre couple, alors, traversait. Loin d’exprimer quelque crainte que ce fût quant à l’éloignement, de sa part, qu’il pouvait laisser entrevoir, je n’ai été qu’enthousiasme pour ce projet dont véritablement, pour lui, je me réjouissais. Et je lui ai posé le moins de questions possible, laissant nos meilleures énergies œuvrer. L’achat du terrain conclu, il m’a emmené le voir. Quand, quel putard, j’y suis retourné, je n’en revenais pas de ce qui y avait poussé. Je ne pensais pas, à l’aune de ce que mon cachotier de mari avait pu m’en dire et de ses moyens financiers, qu’il se lancerait dans une telle réalisation. Et ce n’était rien, encore, par rapport à ce que cela deviendrait in fine : la superbe demeure en laquelle son cabanon s’est métamophosé !
J’ai moi-même ferraillé comme un dératé, dans le même temps, à ranger et débarrasser l’appartement. Le but de la manœuvre, en transformant un problème en opportunité, était d’éviter la souffrance d’une séparation pure et dure, et de vivre, plus en douceur, cette étape tellement douloureuse, pour un couple, après des années de vie commune. Yo y mi doudou : douze. Alors que nous l’avions si fortement désiré, moi dès que je l’ai rencontré, tombant follement amoureux de lui, lui... un peu plus tard. Nous avions réalisé notre rêve. Et c’était fini. Mais à aucun moment nous ne nous le sommes dit. Et je me suis efforcé de créer l’illusion que nous ne nous séparions pas vraiment, alors que c’était bien ce que cela signifiait. Car nous vivons toujours, quatre ans plus tard, chacun de notre côté. J’ai récemment déclaré à Manno, chez lui, uniquement mû par un état physique déplorable – sans quoi je me demande bien ce qui pourrait atteindre mon moral –, à propos de notre vie de couple qui avait tourné court : « On n’a pas de chance… » À quoi il a répondu : « Si, au contraire, on a beaucoup de chance... » Je ne l’ai pas laissé poursuivre, n’ayant pas la force, sur le moment, d’entamer de nouveau ce sujet, et parce qu’il n’y avait rien à ajouter. Il avait formulé la seule réponse, la seule pensée qui valût. J’étais alors venu passer trois jours, quelques jours après que la conne avait pris fin, dans sa belle maison. Dont la seule vue ce jour-là, encore, ma présence en ce lieu – dans ce magnifique jardin en pente plongeant dans les bois et leurs arbres magiiistueux des mornes d’en face –, m’ont empli de la sensation de cette espèce de miracle que notre volonté d’aller de l’avant, notre FOI, notre JOIE, malgré la douleur et les difficultés, avaient engendré.
Il m’a envoyé, quel jutard, des photos du deck, devant son petit studio du bas, qu’il était en train de vernir. Après celles, la veille, d’un coucher de soleil dans un ciel d’argent, aux tons et à l’atmosphère exceptionnels créés par un phénomène pourtant peu réjouissant : une brume de sable du Sahara ! Avec, au premier plan, en ombre chinoise, des arbustes de la colline, près de chez lui, d’où il l’avait prise. Son commentaire avec les photos de son deck : « Je bricole. Aujourd’hui, je vais faire le contour. » À quoi j’ai répondu : « Je sais que tu brigues le concours de la plus belle maison de la Terre. Allez ! T’y es presque ! » « Comment tu sais ça ? », m’a-t-il demandé en retour, ponctuant sa question de boules de cristal piochées dans la palette des icônes de son téléphone. « Quoi, tu doutes encore de mes pouvoirs extraordinaires ? », ai-je ajouté, en me disant qu’il allait finir par recouvrir sa maison de diamants et d’or.
Je pourrais mourir de tristesse : mais quelle idée ce serait !
Et pourtant, je pourrais mourir de tristesse, si ceci, si cela... Si je me laissais aller à des sentiments comme il en survient quand par exemple mes nochiées m’ont ramené à ce message de lui (plein de mots « en vrac » un peu arrangés par mes soins), qu’il m’avait envoyé après une tempête xabmanesque comme nous trouvions encore le moyen d’en déclencher – bien que vivant, donc, chacun de notre côté, et ne nous voyant plus qu’occasionnellement : « Tout le monde me dit que j’ai changé, que j’ai perdu mon sourire et ma joie de vivre. Oui, ça c’était avant. C’est la vie. Il y a un temps pour chaque chose. Les humains peuvent être si différents les uns des autres. C’est vraiment impressionnant. Chacun a ses besoins, ses limites, ses priorités, ses objectifs... ses démons... En attendant de mourir, pour être en paix, dans la vie il faut se battre pour tout, se rendre malade. On n’est jamais content. J’ai été très en colère contre toi. Contre moi-même. Contre nous deux et les autres. LA COLÈRE TUE [ciqucatali]. Je me sens si mal. J’ai été si malheureux de partir, et de me retrouver seul chez moi. Ce changement de situation, de vie, c’était impressionnant, imprévisible, bouleversant. Le temps fera les choses, comme on dit souvent. Mais est-ce vrai ? »
La nochiée disait aussi que j’avais alors remis la main, tout de suite après ces mots reçus de Manno – en cherchant je ne sais quoi dans le portefeuille rouge du coin gauche de la dernière des trois rangées d’un joli range-courrier en bois que j’avais piqué, en souvenir, dans notre premier appartement –, sur une photo d’identité de sa divinement belle face rayonnante et illuminée d’un sourire resplendissant. « Quelque-chose en lui s’est cassé. C’est atroce. » Telle a été ma pensée. Autre message, de moi à lui cette fois : « Mon huile de Roucou ! Tu m’as vidé ma pharmacie ! À part ça la maison sans toi, ça fait bizarre bien sûr, mais je me dis que c’est provisoire, et puis j’ai quand-même l’habitude d’être souvent seul[2]. Bref, je continue d’essayer de chasser les idées “noires”... Toi aussi mon Négro j’espère ! Comme me le disait elle-même la mamie de 95 ou je ne sais combien de balais de la résidence : “Je fais aller, qu’est-ce que vous voulez faire d’autre ?” Eh oui, qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? »
Je pourrais mourir de tristesse en pensant à tous les moments que Manno n’a pas pu partager avec Ama, qu’il aimait tant, à tous ceux que nous n’avons pas pu vivre tous les trois, les dernières années de sa vie, où il n’est plus venu à Baiona, à cause de notre séparation... Je pourrais mourir de tristesse... Mais ne serait-ce pas une drôle d’idée ? Peut-être, mais quand-même, je pourrais mourir de tristesse si je pense à tous ces petits moments du quotidien, comme un jour où j’étais en train d’écrire « un tuyau que l’on enfonce », dans une traduction, quand mon doudou s’est allongé sur le canapé pour se mettre un suppo... là où un suppo se met. Je n’ai plus son corps sous la main, ni cet endroit de celui-ci où un suppo s’introduit. Comme je n’ai plus ses yeux, autre douloureux objet de tristesse et de regret, car quand je ne trouvais pas quelque-chose j’appelais mon champion à la rescousse et il mettait quasi instantanément la main dessus. J’ai un peu de tomate dans les yeux en effet, comme on dit en allemand, un peu plus poétiquement qu’en français.
Le bonheur, pour Manno et moi, c’est de nous féliciter du chemin parcouru, de ce que nous sommes parvenus à accomplir, ensemble et chacun de notre côté, en nous soutenant et en nous encourageant mutuellement. C’est d’être sortis grandis des tempêtes que nous n’avons pas été capables d’éviter, mais dont nous avons su nous relever pour continuer de nous aimer, dans une autre relation, et plus sereinement. C’est de ne pas avoir permis que la colère et la rancœur aient raison de notre fabuleuse histoire, et de pouvoir continuer de nous dire des mots comme ceux-là encore de Manno : « Je suis heureux de te connaître et de partager ma vie avec toi, et que nos routes se soient croisées. Je continue de grandir et d’évoluer dans ma vie d’homme. Tu as toujours été là pour moi. Comme moi je suis là pour toi. C’est la force de notre relation, et il en sera toujours comme cela je l’espère entre nous. » Il évoque aussi notre « travail d’équipe », expression que nous aimons à nous appliquer, notre manière de « prendre soin de l’autre et de nous », et la chance formidable de se retrouver sur tant de valeurs humaines.
Construction, amélioration, décoration, ameublement... Il n’en finit plus, le Manno, avec sa maison... Ti pay, ti pay, zwezo fè nich ! Petit à petit, l’oiseau fait son nid ![3] Opération banc noir, trouvé sitet, du même modèle qu’un banc blanc qu’il avait dû aller chercher à... Pointe-Noire (Pwentnwa), à mi-hauteur de la Côte-sous-le-Vent, à l’ouest de Bastè, à cinquante kilomètres de Gosyé tout de même, via la Route de la Traversée. « Je vais chercher un banc noir à Moul[4] », m’a-t-il dit au téléphone. « Ah ! ai-je spirituellement commenté, un banc noir et un banc blanc, un pour toi et un pour moi ! » Du bleu en passant : j’ai vu à Moul, en voiture, de retour du nord de Granntè, en direction de Lapwent, mon rotolu de belles vagues. Pas les plus grosses ni les plus impressionnantes – d’un beau deux-trois mètres tout de même –, mais ce que les surfeurs qualifient de « glacis », comme taillées dans de la glace, d’un bleu turquoise à se damner. Mais comme un imbécile, je ne me suis pas arrêté. Aurait-ce à ce point chamboulé le Plan ? Et le banc ? « Le banc noir, il est à 20 euros aussi ? », ai-je demandé à Manno. Lui : « Non, 30 euros. » Moi : « Normal, un banc blanc c’est forcément plus cher qu’un banc noir ! » Humour. Noir. Le titre « Noir et blanc » de mes nochiées avec des histoires de noir et blanc et de ni noir ni blanc – dont cette autre passionnante anecdote est tirée –, quand je l’ai ajouté, dans la liste des rubriques classées par ordre alphabétique, est venu juste après celle intitulée... « Manno ».
Manno, après notre séparation, a bien entendu continué de régulièrement se rendre à Saint-Martin, où habite donc sa maman, avec Joseph son mari, mais où réside également... le fameux Franco, le frère cadet de Manno, avec sa femme et leurs trois enfants, Loreli, Fernando et Lissandro. Sarah sa demi-sœur, cadette de Franco, vit en Matinik, et Judes l’autre demi-frère de Manno, le plus jeune de la sotatie[5], il y a quelques années, s’est installé en France près de Millau. Il m’a pris, il y a un ou deux ans, après ne plus avoir mis les pieds à Saint-Martin pendant plusieurs années, de préparer un sac en deux temps trois mouvements, de sauter dans ma voiture et de filer à l’aéroport. Où j’ai acheté mon billet, comme un grand, sans rien demander à Manno, qui s’y trouvait pour quelques jours. Arrivé à l’aéroport, je me suis d’abord dirigé vers le hall des vols internationaux, d’où les vols régionaux, à une époque, étaient également assurés. L’histoire du « Régional » commençait déjà à dater un peu pour moi, au point d’en oublier jusqu’à son terminal. Le steward d’Haïtien du globe-trotter de Basque avait débuté sa carrière sur le réseau régional de sa compagnie, puis avait intégré son réseau transatlantique. Manno me disait parfois qu’il aimerait pouvoir découvrir le monde autant que moi, qu’il ne profitait pas suffisamment de la possibilité que lui offrait son travail de se rendre, à peu de frais, aux quatre coins de la planète. Il avait pourtant déjà pas mal bourlingué le bougre aussi ! Et nous ne comptions pas les voyages, ensemble, dans toute la Caraïbe, sur le continent américain et à La Réunion, ainsi qu’en Frantza-ta-Euskadi bisû, jusqu’en Espagne...
Puis le lascar s’en est offert de fabuleux, ces dernières années, en solo. À La Réunion de nouveau plusieurs fois, au Pérou dans les pas de Janeta et Joseta, en Terre Sainte dans les miens... J’ai répondu à une courte vidéo de lui dans l’enceinte de la mosquée d’Al-Aqsa, à Jérusalem, qu’à mon passage dans cette ville, pendant un séjour en Israël et en Palestine pour Terre des Mondes, je n’y avais pas pénétré. Je n’ai en revanche évidemment pas manqué de me recueillir auprès... de mon propre berceau, en l’Église de la Nativité à Bethléem, et sur mon tombeau au Saint-Sépulcre... Le fond d’écran de mon téléphone portable – que je n’ai jamais pris la peine de personnaliser –, a affiché, à ce moment-là, la photo d’une magnifique église sur fond de massif montagneux. « Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu… » : ainsi m’extasiai-je, dans mon message à Manno, sur la beauté de ses photos. La composition, sur mon téléphone, était la suivante : mon message et, juste au-dessus, la dernière de l’ultime longue série de photos de son périple : celle du Christ portant la Croix, dans une alcôve illuminée. J’ai appliqué mon téléphone sur le cadre d’une photo, posé sur une étagère de mon bureau, des Bakak avec Ama, Joseta, Sabine, Marc, Léa, Hugo, Denis et sa clé Valérie, de passage en Euskadi (ils vivaient alors à La Réunion). Le téléphone, derrière lequel Léa et Valérie disparaissaient, remplissait exactement l’espace entre le visage d’Ama et le mien, de quinze ans de moins, avec des cheveux mi-longs, plus christique que jamais... [Cafclopage en terrasse.
Son rêve est né à Saint-Martin : l’autre Île de celui de Notre Vie à Deux
À force d’observer les ATR qui survolaient mon petit univers de rêve saint-martino-mont-vernien, en jurant mes grands dieux que mon doudou finirait par décrocher, si ce n’était la lune, du moins dans un premier temps le poste tant convoité de personnel navigant commercial d’Air Caraïbes, en Gwadloup, la compagnie l’avait embauché sur le Régional. Il « découchait » alors rarement et regagnait ses pénates, la plupart du temps, à l’issue de journées pendant lesquelles il décollait et atterrissait jusqu’à six fois ! Un rythme qu’il avait fini par trouver éreintant, outre une ambiance sonore assez pénible, dans l’ATR à hélices (« l’A-Terreur », comme ses collègues et lui le surnommaient !), bien que la compagnie ait également fini par se doter d’un joli jet. Sur son réseau dit « transatlantique », plus récent, des aéronefs d’un autre gabarit effectuaient la traversée entre les Caraïbes et Paris. Et Manno n’avait pas entièrement réalisé son rêve, qui était qu’un jour il travaillerait sur les gros-porteurs dont il avait commencé à se passionner, enfant, depuis la fameuse plage de Saint-Martin, au bout de la piste de l’aéroport de Juliana, dans la partie néerlandaise de l’île, où il les admirait.
Après six années de bons et loyaux et services, entre 2006 et 2012, à bord des ATR qui commençaient à lui sortir par les deux oreilles – mais aussi des jets autrement stylés et moins bruyants et qui avaient davantage ses faveurs –, il a fini par troquer les petits avions contre les gros. L’opportunité d’intégrer le Transatlantique s’était présentée à lui plusieurs fois. Mais il avait hésité, devant les désavantages que cela était également susceptible de comporter, pour ce qui était notamment d’une atmosphère au travail peut-être moins conviviale que sur le Régional. « Ça risque d’être l’usine », nous sommes-nous dit, entre autres réflexions, dans moult conversations sur le dilemme du passage d’une entreprise à l’autre, d’une vie à l’autre aussi, et sur ce qui, pour nous deux, risquait de s’en trouver un peu chamboulé. Mais jamais je n’ai émis la moindre réserve quant à ce choix, s’il devait en décider. Et bien plus que je n’ai pu relever, avec lui, ce qui pouvait éventuellement plaider en sa défaveur, je l’ai soutenu, sentant qu’il y aspirait de plus en plus. Et parce que cela constituerait un nouvel accomplissement dans une course d’épreuves pour laquelle, vu d’où il vient, il mériterait (lui aussi) toutes les médailles du monde !
La première et dernière fois que Manno et moi nous sommes retrouvés tous les deux dans le hall du terminal régional, nous nous sommes querellés devant une employée du snack que nous connaissions un peu. Je vois encore sa tête quand elle a assisté à la triste scène, après que nous l’avons à peine saluée. Car l’ambiance était tellement à l’opposé de la joie qui régnait habituellement entre nous quand nous décidions, ainsi, de mettre les voiles, dès que l’emploi du temps de Manno et ma charge de travail nous le permettaient, et que nous croisions ses collègues et autres amis-mies, à l’aéroport et dans les avions. Mais malgré un nombre malheureusement peu négligeable de moments pas très glorieux, nous gardons surtout une montagne de fabuleux souvenirs. Pour mon départ depuis ce hall pour Saint-Martin, pour la première fois en trois ans, où je partais donc rejoindre Manno, l’avion a pris une heure de retard. Alors que c’était assez courant, cela ne nous était arrivé qu’une fois, quand nous voyagions ensemble (avec Tifim, pour Saint-Martin également) !
Une heure à attendre qui a surtout été l’occasion de papoter avec… surprise !... notre ami Élie de Saint-Martin. Le vilain ! Il venait de passer quelques jours en Gwadloup, sans me contacter… Bon, il avait une bonne excuse, ayant travaillé, sans relâche, avec ses collègues de l’association Aids, dont il était salarié depuis peu, en plus d’un poste de fonctionnaire de la Collectivité de Saint-Martin. « Comme si je n’avais pas assez de boulot ! », a-t-il reconnu. Lui qui souffre aussi de sérieux problèmes de santé… Après qu’Élie m’a quitté pour embarquer sur son vol parti avant le mien qui, à l’origine, était censé le précéder, j’ai également rencontré mon voimi Frédéric, le mari de Sandrine. En partance avec un collègue, pour le travail, de même, pourt Saint-Barthélémy, la petite île (de Johnny) que je voyais de chez moi, à Saint-Martin, et où Manno et moi nous sommes également rendus une fois.
Après un premier tour de Saint-Martin le lendemain avec Manno, jusqu’à la partie néerlandaise, nous avons commencé, le jour suivant, par le secteur de Cul-de-Sac où j’habitais, à l’hôtel Mont Vernon, quand nous avons vécu sur l’île de 2003 à 2005, avant Panam puis la Gwada. Celui-ci avait mis la clé sous la porte, depuis, comme nombre d’autres hôtels de la partie française, et ne comptait plus que des logements privés. Nous nous sommes d’abord arrêtés devant la résidence dans laquelle Élie, peu avant l’apocalypse de 2017, était enfin devenu propriétaire d’un appartement, à l’issue d’une assez longue recherche, et qu’il avait entièrement rénové, après en avoir loué un, pendant des années, dans cette même résidence. Comme la plupart des habitations de l’île, l’ouragan Irma l’avait sévèrement amoché. Une habitation en dur avec volet anticyclonique, dont son appartement était évidemment équipé, doit en principe pouvoir résister aux assauts des vents de ce phénomène météorologique à la vitesse qu’on leur connaissait jusqu’alors. Mais, au-delà, le volet est soufflé, et quand les vents s’engouffrent, tout à l’intérieur y passe, quand ce n’est pas les murs qui explosent.
Tous les toits, partout, et les structures les moins résistantes des constructions, ont été arrachés. La résidence d’Élie, tout près de l’eau, face à l’îlet Pinel, s’était trouvée particulièrement exposée. Deux ans après l’ouragan, les travaux de réfection qui en avait enfin été entrepris, alors qu’il avait un temps été question de la raser, avaient bien avancé. Mais Élie, pa con[6], m’a expliqué au téléphone depuis un appartement qu’il louait à Simpson Bay, côté néerlandais, après avoir vécu pendant un certain temps chez sa sœur, qu’il n’était pas près d’y emménager de nouveau. Le syndic de copropriété avait en effet acté que tous les appartements devaient être reconstruits sur un même modèle, contre l’avis des propriétaires comme lui qui avaient transformé leur précédent logement et qui réclamaient qu’ils soient rebâtis conformément à leurs plans.
Les travaux battaient leur plein, également, à l’hôtel Mont-Vernon. Nous avons un peu stationné, émus, devant mon ancien appartement, après nous être un moment interrogés sur lequel c’était. Son volet anticyclonique avait manifestement été remplacé, à l’instar certainement de celui de la plupart des appartements de ce vaste ensemble d’immeubles à flanc d’un morne surplombant une extrémité de la longue et magnifique plage d’Orient Bay. Dans toute l’île, les traces de destruction n’étaient plus désormais que très peu visibles, et un peu partout de nouveaux édifices avaient surgi. Plein de maisons et autres bâtiments flambant neufs comme je les aime. La nouvelle construction la plus impressionnante était celle du complexe d’Orient Beach, de l’autre côté d’un morne à quelques kilomètres de Mont-Vernon, un site magnifique où nous nous étions offert, jadis, une délicieuse séquence cocktail-déjeuner, mais au ras de l’eau et totalement à la merci de l’océan. Là, tout avait été rasé et reconstruit.
C’était déjà l’apartheid avant l’ouragan Irma – et autre peste (petite histoire) de domination
C’est précisément à Mont-Vernon, ainsi qu’à l’autre extrémité de la plage d’Orient Bay, que les stigmates de l’ouragan étaient encore les plus apparents. La piscine où je nageais, quasiment tous les jours, en plus de mes footings sur la plage et de mes bains de mer, et d’où j’observais les futurs et futurs ex-ATR de mon futur steward de chéri et futur mari, était encore désaffectée et vide. Ses pourtours avaient été défoncés. Tandis que des milliards de tonnes d’une eau parfois tumultueuse avaient coulé sous les ponts, depuis mes douces journées à me prélasser ici, sur ce tronçon de littoral comme sur toute la périphérie de l’île la mer s’était soulevée de plusieurs mètres, et la titanesque houle du tsunami avait tout emporté et broyé. Le décor d’apocalypse le plus impressionnant de notre tournée dans l’île fut celui des ruines d’un ancien restaurant et d’une vingtaine de bungalows en dur à l’autre bout de la baie. Après un bain à poil sur cette partie fréquentée par les nudistes, et qui nous a donné quelque envie, nous avons joui de l’accès en libre-service d’un des bungalows disloqués. Tous les bars et restaurants qui s’alignaient, auparavant, sur les quelques centaines de mètres de plage, et que nous avions l’habitude de fréquenter, avaient disparu. Mais nous nous sommes dirigés vers un magnifique établissement nouvellement sorti de terre, pour y boire et manger. Ama, en chemin, comme souvent, est passée dans nos têtes. « Elle me manque tellement ! », s’est soudainement exclamé Manno. Nous nous sommes pris dans les bras l’un de l’autre. « Je ne vous verrai jamais plus ensemble. Tu ne la verras plus jamais », lui ai-je dit, et nous l’avons un peu pleurée.
Mais la vie continuait, et nous avions une faim de loups. Par conséquent Ama ne nous a pas retardés plus longtemps, et nous nous sommes remis en route pour aller nous en mettre plein les papilles, quelques dizaines de mètres plus loin, sur une magnifique terrasse, entre bleus du ciel et de la mer, et dans l’étourdissante lumière d’un soleil éclatant. Nous nous sommes installés sur nos serviettes, après le déjeuner, entre les transats du restaurant qui occupaient allègrement toute une portion, sur plusieurs dizaines de mètres, de la plage. Malgré la note assez conséquente que nous venions de régler, n’ayant alors pas souhaité payer, en plus, pour la location de chaises longues, un serveur a fondu sur nous pour nous sommer de prendre nos quartiers plus loin. Manno lui a alors envoyé dans sa face en retour : « Je vis ici depuis quarante ans et je n’aurais pas le droit de m’installer sur cette plage ? » Les Blancs possédaient évidemment tout, les hôtels, les bars, les restaurants, et s’embauchaient entre eux. C’était déjà l’apartheid, avant Irma, mais c’était encore pire depuis.
J’avais caressé l’idée, que j’avais soumise à Manno, pendant le déjeuner, de reprendre l’avion non pas le lendemain comme prévu mais le surlendemain. Pas possible, les vols pour ce jour-là étaient pleins, m’a-t-il avisé après vérification, sur son téléphone portable, des données accessibles en ligne au personnel de la compagnie. Je m’en étais donc tenu à mon programme initial et, le fameux surlendemain, de retour chez moi, Manno m’a téléphoné pour m’annoncer que des émeutes avaient éclaté, me décrivant des scènes de barrage et d’incendie dans le rond-point près de chez sa mère. Fait extraordinaire, car les Saint-Martinois, comme l’a encore relevé Manno, ont toujours été plutôt passifs et résignés. Mais la situation était devenue tellement intenable, les uns-zunes désespérant de ne voir venir aucune aide véritable, après Irma, quand les nantis-ties venus-nues de France se livraient à une véritable OPA sur l’île à rebâtir. « T’as bien fait de partir ! », m’a dit Manno, troublé de cette concomitance entre notre confrontation avec le serveur du restaurant et ce soulèvement, le lendemain, de la population.
Dans une autre affaire de domination de l’Occident sur le reste du monde, bien qu’à une toute autre échelle, en 2004, sur la plage devant l’hôtel Mont-Vernon où j’étais domicilié, alors que l’année précédente les États-Unis avaient lancé leur offensive militaire contre l’Irak, j’ai vu arriver, un peu plus loin sur le sable, un jeune couple dans leurs maillots de bain à l’effigie... de la bannière étoilée ! C’étaient deux beaux spécimens comme le pays de la culture physique d’un côté et de la malbouffe et de l’obésité de l’autre en possède à foison, qui arboraient ainsi l’un comme l’autre, sans vergogne, leur drapeau bleu-blanc-rouge. Mais comment osaient-ils ???!!! Je me suis dit que, ceux-là, je n’allais pas les louper ! Quand ils se sont trouvés à quelques mètres de moi, je leur ai lancé : “The American flag, huh?”, « Le drapeau étasunien, hein ? » “Yes !”, m’ont-ils répondu, un sourire jusqu’aux oreilles, de toute évidence incapables d’imaginer une seule seconde que l’on pût éprouver autre chose que de l’admiration pour leur pays et que le fait d’afficher de la sorte, dans pareil contexte, leur fierté vis-à-vis de celui-ci, posât le moindre problème.
“Do you know how many people you killed in Iraq ?”, « Savez-vous combien de personnes vous avez tué en Irak ? », leur ai-je alors demandé. Ils sont entrés dans une rage folle, et les insultes, dans lesquelles la France s’est rapidement retrouvée sur la sellette, se sont mises à fuser. Mon accent anglais absolument impeccable ne pouvait avoir trahi ma nationalité[7]. Qu’ils pouvaient uniquement avoir déduit de l’opposition de la France à l’entreprise guerrière des États-Unis sous Chirac, que son ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin avait exprimée, avec véhémence, dans son discours d’anthologie prononcé au Conseil de sécurité des Nations unies. Un fait de géopolitique tellement retentissant que même à ces imbéciles il ne pouvait avoir échappé. Et dans leur furie et leur logorrhée, qui ont effrayé jusqu’aux poissons, qui se sont mis à jaillir par milliers à la surface de l’eau comme à Miami – mongol –, ils m’ont aussi balancé : “Go back to your country!!!”, « Retourne dans ton pays !!! » Le comble aurait été que je leur répondisse : « Mais je SUIS dans mon pays ! » Ce dont je me suis bien gardé. En bons Étasuniens moyens, donc, ils ignoraient par conséquent manifestement jusqu’au statut de colonie française de la partie de Saint-Martin dans laquelle ils se trouvaient. Je les ai regardés s’exciter, sans broncher, les laissant vociférer, avant qu’ils ne rebroussassent chemin. J’espère que j’ai bien gâché leur journée, si ce n’est le reste de leurs vacances. L’histoire ne dit pas s’ils ont osé continuer à se pavaner avec au cul et aux nichons le drapeau étasunien, ou s’ils se sont acheté de nouveaux maillots de bain.
- ↑ Même si après une heure passée dans une immense boutique bourrée de toiles du genre, j’ai eu le sentiment de ne pas embarquer la plus fantastique, parmi les milliards d’autres, le long d’autres échoppes et dans la rue, devant lesquelles nous étions passés.
- ↑ Quand il partait pour ses vols.
- ↑ Pioché dans un manuel de créole haïtien. Je connaissais le chat-tigre, le chat-singe et le chien-veau. Voilà l’oiseau-chien et sa niche !
- ↑ Le Moule, à l’est de Granntè
- ↑ Sororité-fratrie. Oh ! Ce 555, nudanlac, danu tipasse, pou ti fanmi mari mwen an, pour la petite famille de mari’m !
- ↑ « Pa conne » ou « pa con », selon le sujet auquel l’expression ne se rapporte (pourtant) pas (mais ça ne serait pas drôle sinon) : « pendant le confinement ».
- ↑ Angelu : « Ah, ça a marché ton opération médiatique de levée de fonds pour les voyages !? » Quoi, t’as quelque-chose à dire sur mon accent anglais ?